
SHUTTER ISLAND
L'univers psychique
Personnalité multiple

L'affiche du film est remplie de sens : Teddy brandit une allumette, symbolisant la réalité
dans laquelle il s'est enfermé où un pyromane a tué sa femme en incendiant leur appartement.
C'est également une métaphore de l'état cyclique qui l'empêche de revenir à la raison : il avance dans
l'obscurité d'une vie fictive où à chaque mise en lumière de la vérité, l'allumette finit par s'éteindre.
L'assemblage de photos forme Shutter Island, cette présention peut faire écho au puzzle mental
d'Andrew et à sa double personnalité.
Deux ans avant l'action, Andrew est confronté à deux actes terribles : à son arrivée chez lui, il découvre
que sa femme a noyé leurs trois enfants dans le lac, il essaye de les réanimer, en vain.
Il tue alors sa femme d'une balle dans l'abdomen. N'acceptant pas l'horreur de ces deux meurtres,
son esprit se réfugie dans une fiction : Andrew Laeddis devient Edward (Teddy) Daniels et sa femme
Dolores Chanal devient Rachel Solando, Rachel étant le prénom de sa fille décédée.
Dans cette réalité, sa femme est morte étouffée lors d'un incendie qui a fait trois autres victimes (dans cette vie fictive, il n'a pas d'enfants) commis par un pyromane nommé Laeddis -un homme ayant une cicatrice sur le visage et dont la laideur reflête la cruauté. L'incendie fait écho à l'incendie réel provoqué par la femme d'Andrew dans leur ancien appartement peu avant le meurtre de leurs enfants. Il est persuadé d'être venu à Shutter Island de son plan gré afin de prouver sa théorie selon laquelle l'hôpital réalise des expériences sur les patients.
Il rêve de sa fille mais la perçoit comme une victime de son traumatisme de la guerre. Il imagine que ses tremblements et ses visions sont dus à des neuroleptiques que lui fait prendre à son insu l'hôpital grâce à l'aspirine et aux cigarettes, alors qu'il est en réalité en manque de son traitement pharmarcologique : la clopromasine (historiquement le premier médicament antipsychotique).
Andrew a donc tout imaginé de toute pièce, et ses traumatismes l'enferment dans une psychose sur le monde de la psychiatrie.
Deux thèmes clés sont le feu et l’eau : le feu est présent dans la mort imaginaire de la femme de Teddy dans un incendie, les coups de feux durant la guerre, dans les allumettes craquées aussi bien par Teddy que Laeddis, dans les cigarettes, dans l’explosion de la voiture… Sa quête de vérité -qui n’est pas celle à laquelle il s’attend, le consume lui aussi.
L’eau encercle l’île, il s’en sert pour se rincer le visage dans la première séquence, elle apparaît dans la tempête sous forme de pluie, représente la mort de ses enfants, elle est bue à plusieurs reprises pour prendre l’aspirine, elle resurgit lors de la fuite d’eau au dessus du lit où il dort et durant l’inondation du bâtiment C, l’accès au phare est difficile car il y a marée haute et enfin Teddy doit traverser à la nage pour atteindre l’accès à la vérité. Ces deux éléments s’opposent, tout comme la réalité et l’irréalité, la vérité et le mensonge, Teddy et Andrew, etc.
De nombreux personnages de romans ou de films sont confrontés à un brouillard météorologique, facteur d’une atmosphère sinistre et mystérieuse. lci, le premier plan du film peut être interprêté comme une métaphore du brouillard dans lequel l’âme d'Andrew est plongée. Le brouillard voile la réalité et pèse comme une menace, une condamnation ; il est le reflet du passé brouillé, du présent fictif et de l'avenir incertain d'Andrew.
La première réplique du film, réinterprêtée après un premier visionnage du film peut faire écho à la fois à l'état psychique d'Andrew et à la noyade de ses enfants (d'où son aversion pour l'eau) :
"Reprend tes esprits Teddy... Reprend tes esprits. C'est que de l'eau, c'est que beaucoup d'eau.".
Rachel Solando, n'est autre qu'un miroir renvoyant l'image des souvenirs d'Andrew. Or, lorsque le docteur Cawley lui explique que Rachel s'est enfermée dans « une fiction où elle nous distribue des rôles : laitier, livreur", qu'elle se croit dans sa maison et non en hôpital psychiatrique, Teddy ne semble pas être en mesure de penser qu'une telle chose soit possible ( "Comment se peut-il que la vérité lui échappe ?"). On comprend donc que son refoulement est si extrême que l'idée même lui paraît incongrue.
L'apparition de Dolores crée par l'esprit d'Andrew, le conforte dans cet enfermement en l'incitant à ne pas persévérer dans ses recherches et ne surtout pas aller au phare.
De même, on constate une réelle scission dans l'esprit d'Andrew, principalement par l'intermédiaire de ses rêves mêlant fiction et réalité. Dans son premier rêve s'entrelacent à la fois son traumatisme de la guerre ainsi que la mort à la fois fictive et réelle de sa femme : l'incendie est présent (les cendres ainsi que le dos brûlé) mais elle est mouillée (comme le jour où il l'a retrouvée après avoir noyés les enfants) et saigne (à l'endroit où Andrew lui a tiré dessus) : elle s'évapore en cendres entre ses bras mais le creux de ses mains est rempli d'eau. La vérité sur la mort de sa femme demeure enfouie dans une part de son esprit mais est masquée par une autre moins pénible à supporter. Son second rêve fait en premier lieu écho à ses souvenirs douloureux de la guerre où s'entremêlent culpabilité d'y avoir tué et celle de ne pas avoir pu sauver ses enfants :
"Tu aurais du me sauver, tu aurais du nous sauver tous." lui dit sa fille -mais c'est en réalité lui-même qui se repproche d'avoir été impuissant.
La suite du rêve le confronte à lui-même, ou plutôt à l'image qu'il a imaginée d'Andrew Lewis : hideux, balafré, incarnant tous ses mauvais côtés, il fume, boit, représente la tentation et la mort. Laeddis se métamorphose en Chuck, qui lui aussi représente deux hommes distincts (Chuck son coéquipier et le docteur Sheehan). Un cri retentit, le meurtre de ses deux fils et de sa fille est réinterprêté à travers les traits d’une autre femme et l'idée de la table de la cuisine. La culpabilité reprend le dessus avec la même question de sa fille que dans le rêve précédent : "Pourquoi tu ne m'as pas sauvée ?", à laquelle Andrew répond "J'ai essayé, je voulais te sauver mais le temps que j'arrive il était trop tard..." ce qui s'est produit dans la vraie vie.
Le lieu réel du meutre est lui aussi montré à la fin du rêve.
Enfin, lors de la scène finale, c'est la réalité qui remonte à la surface avec le vrai souvenir du meurtre de ses enfants et de sa femme.
Un montage et une bande-son qui reflètent la double personnalité du personnage
Tout au long du film Scorsese use d'un montage et d'une bande son en total accord avec l'instabilité, la fragmentation et la facticité à laquelle est confrontée Andrew.
Dès la première séquence, lorsque Teddy se mouille le visage et regarde le miroir, on peut voir que l'image est scindée un court instant, un cut à peine perceptible mais révélant déjà la double personnalité du personnage.
Lorsque Teddy sort en direction du pont où se trouve son nouveau collègue Chuck, un plan est fait sur le grillage qui les sépare.
Le grillage annonce l’enfermement de la folie et la séparation d’Andrew avec le reste du monde. Cela présente également trois thèmes du film : le grillage représente l’enfermement (à la fois physique et mental), Chuck représente sa thérapie (il joue le jeu tout en restant son psychiatre) et la mer représente la mort (ses enfants noyés).
Lorsqu'il parle de sa femme un flash-back la montre lui ofrrant une cravate, puis un plan nous montre les vagues avant de revenir brutalement sur une image figée de Dolores extraite du dernier plan du flash-back, indiquant ainsi un lien entre sa femme et le fait qu'il n'aime pas l'eau.
Ce rapport à l'eau est récurrent : prenons par exemple l'objet du verre d'eau. Au début du film, lors de la séquence où Teddy et Chuck discutent avec le docteur Cawley, Teddy est victime de maux de tête (pile au moment au Cawley conte le meurtre par noyade des enfants de Rachel). Le docteur lui offre de l'aspririne ainsi qu'un verre d'eau, un plan serré montre alors Teddy en train d'avaler son cachet, tandis qu'on remarque un faux-raccord flagrant au plan suivant : il a sa tête entre les mains, l'une d'elles tenant de plus un carnet de notes. Le même procédé est employé plus tard, lorsque Teddy et Chuck rencontrent Neuhring, l'évocation de l'horreur de la guerre provoque un autre faux-raccord : dans l'échange de champs/contre-champs, Teddy tient son verre d'eau puis soudainement ne le porte plus. Lorsqu'ils interrogent ensuite Mme Kearns, l'une des patientes, celle-ci demande un verre d'eau à Chuck afin d'écrire furtivement sur le carnet de Teddy "FUYEZ". Elle prend le verre d'eau dans sa main, mais lorsqu'elle le porte à sa bouche au plan suivant elle mîme l'action de boire mais l'objet est totalement invisible, puis au plan suivant elle le repose -vide comme si elle l'avait véritablement bu. De même pour le premier rêve de Teddy, Dolores porte une bouteille de whisky dans sa main qui finit par disparaître lors des nombreux champs/contre-champs. Dans la même scène, d'autres décalages visuels sont également perceptibles : lorsqu'elle se rapproche de la fenêtre, les faux-raccords se succèdent la montrant en alternance de dos et de face. De plus, il y a une désynchronisation entre ses mots et le mouvement de ses lèvres.
Lorsque Teddy et Chuck visitent la chambre de Rachel à leur arrivée, Scorsese use d'une double temporalité, d'une courte élipse qui donne une curieuse impression. En effet, pourtant dans le même lieu et au même moment, deux passages différents se mélangent : le premier où les deux inspecteurs, fixes, sont face à Cawley et au gardien et où Teddy discute avec Cawley et l'autre où Teddy et Chuck fouillent la pièce. Les dialogues et les images dissonnent encore, la réplique du Marshall dite dans le premier passage "Comment se peut-il que la vérité ne s'impose jamais à elle ?" se termine sur les plans du passage suivant "Enfin elle est en hôpital psychiatrique n'est-ce pas ? Elle devrait le remarquer de temps en temps me semble-t-il." cette réplique ressemble presque à une voix-off car les personnages sont en action et non plus en train de dialoguer, la réplique de Chuck "Vos patients ont combien de paires de chaussures ?" est synchronisée mais la réplique suivante de Cawley ressemble à un insert de la réponse à la première question de Teddy (on retrouve le plan rapproché sur Cawley près de la porte d'entrée tandis que lorsque Chuck lui pose la question il se trouve à ses côtés, encore un faux raccord volontaire de la part de Scorsese).
Lorsque Teddy et Chuck vont au bâtiment C après la tempête, ils traversent des pièces -en particulier une, où tombent des trombes d'eau. Si d'un point de vue visuel l'inondation est très présente, le son des gouttes de pluies est à peine perceptible comme si celui-ci était oculté par l'esprit d'Andrew à cause de sa peur de l'eau. La perception du réel qu'a le spectateur est toujours soumise au point de vue fausssé du personnage, ce qui crée parfois une dissonnance flagrante entre image et son.
Un autre passage du film où les effets sonores révèlent le trouble d'Andrew et la facticité de tout ce qu'il croit savoir et voir est la scène où il a une vision de Chuck tombé en bas de la falaise : cinq plans s'enchaînent comportant à chaque fois un effet sonore différent (d'abord le vent, puis le son de la mer, ensuite un grondement, le cri de ce qui semble être un oiseau et enfin le fracas des vagues heurtant les rochers.). Cela provoque une rupture visuelle et sonore exprimant l'affolement intérieur du personnage face à sa vision.
Teddy est tout de suite interpellé par les gravures représentant des fous qui décorent le mur du bureau de Cawley, un peu comme si ces représentations le révélaient à lui-même, tel un reflet véritable placé devant lui comme un miroir.
C'est la raison pour laquelle il semble se refermer après cette vision.
Lors de la dernière séquence du film, le moment où Andrew menace le docteur Cawley avec son arme est une illustration parfaite de sa perception altérée de la réalité : Andrew est persuadé que l'arme est chargée ("je le sens à son poids") et reconnaît son arme à ses initiales et à la marque sur le canon -or l'arme est en plastique. Lorsqu'il tire, on voit dans un premier temps un contre-champ rapproché de Cawley recevant la balle, le sang gicle sur le tableau, nouveau champ/contre-champ sur Teddy visant Chuck, on retourne sur le même contre-champ rapproché de Cawley mais où les traces de sang ont disparu, il vise de nouveau Cawley et revient brutalement à la réalité lorsqu'il voit que le sang n'est plus là.